De Visu, Le Mag ', un artiste, un entretien, une critique

 

Lumière noire. Sans titre (08.12.2010). Digigraphie. 41 x 51 cm

 

Rencontre avec Yohann Gozard, et compte rendu de son exposition "Have Blue" (photographies, 2006 – 2015) à la galerie Vasistas à Montpellier, jusqu'au 23 avril 2016.

 

 

Yohann Gozard, "Have Blue" : dans l'aura de la nuit

 

Né à Montluçon en 1977, Yohann Gozard vit et travaille à Toulouse depuis 2006. Après un cursus en arts appliqués à Nevers et Toulouse, il a obtenu un master à l'ESAV (Ecole supérieur d'audiovisuel de Toulouse) et développe, depuis 2001, un travail photographique sur les traces d'une expérience sensible du paysage.

 

En dix neuf tirages, de formats divers et reposant sur la technique d'impression de la digigraphie, Yohann Gozard signe une première exposition à la galerie Vasistas – la première, aussi, entièrement consacrée à la photographie de la galerie –, qui est pour le moins déroutante. Passée l'interrogation qui se pose concernant la relation entre son titre – Have blue, avoir du bleu – , et le contenu des images – globalement sans titre, outre des extraits de deux séries, wonderpools (piscines de rêve) et lumière noire -, les images proposent du thème du paysage des visions qui s'opposent en apparence, sans offrir d'homogénéité émanant d'une dominante colorée.

 

L'impression énigmatique se confirme dans les modes de réception requises de la part du spectateur qui, eu égard au protocole d'encadrement choisi (un cadre noir et un passe-partout blanc, pour la plupart), se trouve confronté à des images relevant de l'objet-tableau. Et d'avoir à en moduler la perception, du reste parfois contrecarrée par les formats, entre visions de près et de loin. Telle image de paysage nocturne en format d'importance (41 x 51 cm) exigeant de s'en rapprocher pour en élucider les taches lumineuses qui s'y font jour, tandis qu'une wonderpool, de format plus réduit (23 x 31 cm), demande de s'en éloigner pour en apprécier la présence vivement colorée. Dans une attention de semblable volée, un paysage brumeux ouvre largement sa perspective, tandis que d'autres se fixant sur la matérialité d'un rideau ou d'une vitrine, en obturent la possibilité.

 

Wonderpools. W09_03_2 (24.05.2015 – 21h19 / 21h22). Digigraphie sur Dibond. 40,5 x 60,5 cm

 

Ce vacillement permanent sur les possibilités du visible, qui n'est pas vertige pour autant, et sur un thème – paysages urbain, de campagne ou industriel – qui a fait l'objet de captation d'ordre sociologique, notamment dans l'école allemande de la Nouvelle objectivité depuis les années 1920 jusqu'à aujourd'hui, est une des clés de l'énigme – l'artiste ayant eu à cœur d'en activer la problématique, en soumettant à l'examen des réalisations conçues sur une période de neuf ans, de 2006 à 2015. Et, sans doute aussi, de vouloir pousser le questionnement sur "la dimension fictionnelle de la photograpgie comme machine à rêver"1, usuellement attachée à son travail, de même qu'il est fréquent d'y souligner "visions nocturnes et temps de pose longs"  doublés d'une attention revendiquée aux techniques analogiques et numériques les plus récentes, poussant à une interrogation obsédante sur le factice et l'artefact.

 

Dans l'essai désormais précieux de sa "Petite Histoire de la photographie", Walter Benjamin cite le commentaire du critique allemand Camille Recht, auteur d'une monographie sur Eugène Atget en 1930, qui apporte un éclairage bienvenu sur l’œuvre de Gozard. "Le violoniste, dit-il, doit d'abord tirer de l'instrument sa sonorité, tandis que le pianiste frappe sur la touche: la note retentit. Le peintre, à l'instar du photographe, dispose d'un instrument. Le dessin et le coloris du peintre correspondent à la sonorité du violon, tandis que le photographe et le pianiste bénéficient d'une aide mécanique, soumis à des lois contraignantes qui diffèrent de celles qui s'imposent au violoniste." Ceci pour prêter une attention accrue aux modes de réalisation choisis par l'artiste, eux-mêmes fort contraignants et s'imposant à lui justement par les contraintes qu'ils génèrent.

 

Tout d'abord, Yohann Gozard n'aime rien tant que la posture de l'espion, celle de celui qui voit ce qui doit rester secret et n'être vu que par lui. Le titre générique de l'exposition l'atteste – "have blue" étant le nom d'un projet américain d'avion furtif conçu en 1977, brutalement interrompu l'année suivante, à la suite d'une défaillance technique de son train d'atterrissage et enterré sur la place même de son crash dans le plus grand secret. Outre l'aspect autobiographique dont relève un événement proche de la date de naissance de l'artiste, sa connotation mystérieuse suffit à rendre compte du vacillement de vision dont Gozard est coutumier (toujours sortir d'une perception confortable de son travail), et ce, sans parler du goût qu'il révèle par ailleurs pour les zones blanches, ces territoires dont on sait qu'ils se caractérisent par leur absence de réseaux téléphoniques et d'internet.

 

Sans titre (24.09.2015 – 10h52). Digigraphie sur Dibond. 50,5 x 75,5 cm

 

Vouloir, par les techniques contemporaines les plus complexes de la photographie, donner à voir l'invisible, donner à voir ce qui n'est pas forcément visible à l’œil nu, faire apparaître ce qui n'a pas d'existence techniquement dominée – des paysages de zone blanche, pour ainsi dire – tel est le dispositif électif , mais aussi le paradoxe, dont se réclame implicitement l'artiste. Il ne s'agit pas de se demander si Yohann Gozard parvient véritablement à tenir cet objectif somme toute voué à l'échec (l'existence même des zones blanches se rétrécissant peu à peu comme peau de chagrin), mais de repérer, dans cette intention, la possibilité de faire advenir au cours de la construction de toute image l'unicité d'une atmosphère, non pas colorée, mais lumineuse, imprégnée en tous points de mélancolie.

 

Il en résulte du coup ce fait étrange et singulier : que le rendu de cette atmosphère soit guidé par l'inquiétude à rendre au plus près la brillance sophistiquée et séduisante de son sujet (cas des vitrines de 2015, notamment), ou au contraire envahi de cette obscurité nocturne d'où émergent de fugitifs éclats de lumière (série des lumières noires de 2009/2010), l'image s'avère tout à la fois contaminée par la pulsion de faire voir, tout comme par celle de faire ressentir l'inéluctable processus de sa disparition. Il est assez peu fréquent aujourd'hui de rencontrer des photographes aussi attentifs à indiquer la date de réalisation, ainsi que le temps de pose qui a présidé à l'élaboration de l'image, au point de leur attribuer un statut de titre (pour exemples pris au hasard : "04.05.2015 – 21h19 / 21h22, "08.01.2008 – 21h12" ; et ce, bien que ce mode d'enregistrement ait quelque parenté avec les procédures d'artistes conceptuels comme On Kawara. Ce qui compte en fait dans ce cheminement, dont Gozard tient par ailleurs jalousement le secret – cheminement solitaire et exigeant -, c'est la tentative pour renouveler, à l'instar du piano, un nouvel accord, un accord suspendu des conditions spatiales et temporelles, avant sa disparition.

 

Sans titre (23.04.2010 – 12h50). Digigraphie sur Dibond. 50,5 x 58 cm

 

Si chaque photographie doit donc être perçue comme l'enregistrement d'une disparition, tout autorise à s'approprier, selon le vœu de l'artiste, la sensation d'y être, de s'incorporer son sentiment, d'en appréhender la fragile existence temporelle. L'objet mis au jour dans l'image n'étant qu'un leurre pour faire émerger cette perception. Pour forcloses qu'elles soient, la série des vitrines – notamment l'image, en 2010, d'un rideau au travers duquel une plante se fraye péniblement un passage – active la lecture de toutes les images, en posant clairement la question, non pas de ce qu'elles donnent à voir, mais de ce qu'elles cachent. Soit une confrontation au réel de nature à faire apparaître l'image comme la réminiscence d'un temps révolu.

 

Walter Benjamin souligne poétiquement, à propos des photographies d'Eugène Atget, qu' "elles aspirent l'aura du réel comme l'eau d'un bateau qui coule" – propos que l'on peut librement appliquer aux intentions qui guident Yohann Gozard au hasard de ses attentives et mélancoliques rencontres nocturnes avec le paysage, doublées du lent travail qui préside à leur élaboration technique. J'ajouterais, toujours en suivant Benjamin, que ses paysages s'y trouvent alors aussi dépeuplés, "comme un appartement qui n'a pas encore trouvé de nouveau locataire" – cette place étant justement laissée vacante pour le spectateur.

 

Lise Ott

 

De Visu, Le Mag', mercredi 23 mars 2016

www.radiofmplus.org

 

 

1 – Extraits de "Léloge de l'apparence", Bertrand Meyer Himmof. 28/02/2006

 

 

 

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