Au Théâtre des 13 Vents, les 9 et 10 novembre

Une charge sicilienne héroï-comique

Dans « Le Sorelle Macaluso », farce familiale pour exalter le courage des humbles, Emma Dante pourfend l'hypocrisie à coups de gaudriole, d'impudeur et de tendresse violente sur fond de passion pour la vérité

Une bourrasque sicilienne, culottée, généreuse et réjouissante. Présentée sur son site comme « une liturgie familiale », "Le Sorelle Macaluso", texte et mise en scène de la Palermitaine Emma Dante, est un spectacle emporté de drame, de passions, de bruits et de fureurs. De tendresse et d'amours aussi, pourvu que le vent violent qui en essore les sentiments, tout comme les corps, en à peine 1h10 de temps, laisse émerger une simple « histoire à la fois drôle et tragique » sur les rivages bouleversés et piétinés d'indifférence d'un Sud antique et immémorial. Sept sœurs, le père, la mère et un fils, surgis des limbes comme d'un purgatoire, pour faire exulter une vérité dans ce qui s'apparente à une épiphanie des humbles, christique et endiablée.

Inscrite dans le cadre de la première édition des Rencontres des arts de la scène en Méditerranée, initiées par Nathalie Garraud et Olivier Saccomano, à la tête du Théâtre de 13 vents depuis janvier dernier, l’œuvre fait mouche en disant l'impensable, l'incontinence verbale des pauvres gens et leur folie tonitruante dans une époque vouée à « l'individualisme et à la représentation ego-maniaque ». La question qu'elle pose, dans ses outrances, sa vulgarité assumée, ses désirs de transcendance englués d'immanence sordide et pestilentielle, c'est : comment faire surgir le sacré de l'existence ordinaire, quand le sublime s'est confit dans l'hypocrisie des puissants ? Une pensée où l'on retrouve Pasolini, mais aussi Fellini ou Marco Ferreri, et qui pointe aujourd'hui ses dards dans une Italie gangrenée par l'extrême-droite.

 

A pleins feux et pleins poumons

 

La bascule dans cet enjeu s'opère dans la légende et l'obscur. Seuls cinq boucliers de fer blanc, de ceux dont se protègent les chevaliers du théâtre de marionnettes palermitain, l' "opera dei pupi", brillent à l'avant-scène. Ils protègent les portraits funéraires et les croix catholiques de cinq disparus dont l'action va découvrir le destin, en une cérémonie mémorielle. Un de ces destins de misère auréolé du mystère dérisoire et enchanté de Gina, la sœur qui prépare le café et fait le ménage à l'hôpital, et qui s'est inscrite à l'école de danse sur « les pas d'un ange ». Un ange dans la pénombre dont la silhouette fébrile, maladroite, entre chutes et envolées, encadrent, et cadrent l'intrigue.

On y plonge ensuite pleins feux et à pleins poumons, de rires, de ricanements, de gaudriole, de refrains impudiques et de confidences exhibées crûment entre cruauté et bonté.

C'est la charge héroï-comique des sept sœurs déferlant sur la scène, une fois dévêtues du noir costume d'hommes, symptôme de patriarcat qui enkyste et brime leurs paroles, pour faire exulter leur appétit de vie et de drôleries gamines et obscènes dans leurs robes bariolées et fripées. C'est qu'il y a à dire : le courroux du père, « ramasseur de merde », que l'on mime en grimaces et grognements cathartiques ; les sorties à la mer voulues comme moments de grâce, exhibant les corps difformes, adipeux et disgracieux en maillots de bain ; le désastre qui survient pour l'une d'entre elles au cours d'un jeu innocent et fatal ; les règlements de compte acerbes, tendres et violents ; les raisons qui volent en éclats cul par dessus tête malgré les injonctions de la mère appelant à « aimer, rire, chanter et danser » sur les soubresauts chaotiques de la destinée ; le fils de Gina, fan caracolant sur les pas d'un autre Maradonna, fauché d'un arrêt du cœur ; les amours et les étreintes du père et de la mère, disparue elle aussi…

La scène n'est plus que champ de bataille, monstrueux, débridé et orgiaque, prétexte à s'esclaffer du malheur et des illusions déchues, balancées à la face du spectateur comme autant de moyens pour faire tomber les masques. Masques de chair, de bien-pensance, d'émotions bien lissées, de certitudes routinières et de mépris d'orgueil. On pense aux déferlantes verbales de « L'Assemblée des femmes » d'Aristophane, aux farces obscènes de Plaute et aux truculences langagières des « Joyeuses commères de Windsor » de Shakespeare. La Méditerranée sans les ors maniérés du tourisme et le glacis romantique des évasions programmées. « Le Sorelle Macaluso » disent une autre messe, triviale et primale, mais essentielle, avec le courage d'acteurs qui ne s'en laissent pas compter, sans aigreur ni bâillon, et cela fait du bien.

 

Lise OTT

L’oeil et la feuille – « Le Sorelle Macaluso » d’Emma Dante aux 13 Vents

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