Au théâtre des 13 Vents du 4 au 7 décembre 2018

Un Kung Fu de toute urgence

Dans son spectacle éponyme, Dieudonné Nangounia pousse la langue et la culture française, dont il est l'héritier, dans leurs retranchements. Un solo autobiographique qui se collète aux mots faute de pouvoir prendre totalement corps

 

Rapide, rapide, rapide. Le débit vocal auquel s'astreint Dieudonné Niangouna dans « Le Kung-Fu », long monologue rejoué quatre jours aux 13 Vents, après sa création en 2014 aux Laboratoires d'Aubervilliers, a le souffle haletant, la parole en bourrasques et le ton tranché de qui veut en découdre avec la langue française. Né en 76 à Brazzaville, une quinzaine d'années après la déclaration d'indépendance de son pays, l'auteur révèle très vite, dans son spectacle taillé sur lui comme un costume sur mesure, le désir de s'émanciper du code prescriptif de sa langue maternelle. Moins guidé par l'impératif rabelaisien du « dire à haute et intelligible voix » que par le désir d'envoûter le spectateur dans le discours roboratif de l'expression de soi. Son « Kung Fu » est une transe, une performance, un combat.

Pour ceux qui le connaissent, son théâtre est celui du manifeste. L'engagement sur la scène s'étant produit au croisement d'une écriture personnelle confidentielle et l'enthousiasme déclenché par le jeu des acteurs, dont il découvre les singularités très tôt. Une bibliothèque paternelle particulièrement fournie en textes de théâtre, dotée d' « une filmographie intéressante » (« des films d'auteurs et des films de karaté »), parachève l'entrée en écriture fondée sur la lecture et le regard sur les comédiens. Lire et vivre. Dire et jouer. Une proximité de sens censée faire exploser le langage implicite de la colonisation. C'est qu'il s'agit d'inventer « une langue vivante pour les vivants », dont le rythme empruntera aussi au lari, ancienne langue orale du Congo transmise par la grand-mère conteuse.

Du théâtre militant

Les titres de création qu'il conçoit, et auxquelles il participe, en disent long : de « Carré blanc » imaginé dès 1997, comme un degré zéro de libération, à « Banc de touche » en 2006 et aux « Inepties volantes » en 2009, en passant par « La colère d'Afrique » et sa déclaration révoltée contre l'absence du théâtre africain, lors du Festival d'Avignon en 2017 pourtant dédié cette année-là à l'Afrique subsaharienne, et pour lequel il a été artiste associé quatre ans plus tôt.

Avec son frère Criss, il a créé à Brazzaville la compagnie au titre explicite Les Bruits de la Rue, y dirige depuis 2003 un festival de théâtre et des écritures contemporains. Il a été en 2005 l'un des quatre auteurs de théâtre d'Afrique présentés en lecture à la Comédie Française au Vieux Colombier, avant d'être désormais à la fois artiste associé au Théâtre des Quartiers d'Ivry – CDN du Val de Marne et artiste de l'Ensemble associé au théâtre des 13 Vents. Un parcours de militant qui le conduira dès janvier sur la scène du Tarmac à Paris pour « 2147, et si l'Afrique disparaissait », dont il est l'un des auteurs avec les Burkinabés Odile Sankara et Aristide Tarnagda, l'Ivoirienne Fatou Sy, la Franco-ivoirienne Fatoumata Savane et les Français Hubert Colas, Jacques Séréna et Alain Béhar.

Tel est donc le contexte auquel s'adosse « Le Kung Fu ». Certes se présente-t-il, dès le début du spectacle, comme un one-man show autobiographique, dévidant les souvenirs d'enfance qui remontent à 1974, époque où il s'est immergé dans les arts martiaux via le cinéma d'action, faute d'aller en Chine en apprendre les rudiments, une promesse paternelle toujours reportée. Mais l'expression du plus intime, ce qui vibre « sous la peau » selon le principe rousseauiste, y est rapidement subvertie par l'intention d'aller au cœur de la langue, là où, écrit-il, « je reprends la phrase, j'accélère encore, plus vite que l'attaque de la vipère. » Là où, comme une profession de foi, « je tacle l'écriture, et je feinte le sens », animé par le feu des « braconniers de la liberté de créer ».

Critique post-coloniale

Sur le plateau, un échafaudage tubulaire auquel sont accrochés des ballons colorés, sol parsemé de terre ocre, constitue l'écrin d'une lutte existentielle, revendicative et discrètement festive, dramatiquement éclairée de halos. Sur les branches de l'échafaudage est installé un écran où sont projetés des extraits de films, réinterprétés en parodie par des amateur.e.s habitant Montpellier (un dispositif remis en jeu pour chaque résidence de création, et donc aux 13 Vents pour l'occasion) : « Le Chat » d'après Granier Deferre, « Breakfast at Tiffany's », « Lawrence anyways », « In the mood for love »… Et sur tout cela, la voix prégnante de Fernandel et la mémoire de Bruce Lee. Présentés en miroir, dans leur langue d'origine non traduite, ces extraits activent la critique post-coloniale des films donnés en version originale. C'est-à-dire, à Brazzaville, en français, quelle qu'en soit la bande sonore initiale.

Emporté par la verve intentionnellement cathartique de sa profération, Dieudonné Niangouna apparaît alors comme une sorte de chaman d'une langue bien apprise où n'affleure aucune trivialité. C'est la belle langue française, celle de Molière, dont l'acteur, en misanthrope déclaré, tente de renouveler la versification alexandrine en une prose orale gagnée de vitesse. N'hésitant pas à faire participer la salle à cette saga au fond si sérieuse, qui prend à ce moment un tour d'enthousiasme inattendu.

Mais de comédie, point. Pas non plus de cet humour explosif qui tiendrait à distance les déclarations. Elles finissent, dans la bouche de l'acteur, par amorcer l'antienne des inventaires à la Prévert, dévidant le long cordeau des titres de films, de pièces de théâtre et de poèmes, dont il est envoûté et qui noie l'écoute, au risque pour le spectateur de perdre le fil. Ce qui avait la couleur d'un assoiffé poème de retour au pays natal – hommage à Césaire patent -, ce qui se voulait défi de langue passée au brouet de la force et de la dilection vocales, prend la tonalité d'un cri presque inaudible qui martèle la diction en désavouant les sens. La sonorité des phonèmes n'y conquiert pas suffisamment de cette sensorialité auditive dont s'est emparée notamment la poésie d'un John Cage dans « Empty words ».

A désirer essorer la culture de la colonisation, Dieudonné Nangounia est encore trop amoureux de sa qualité signifiante. Bien qu'il sache, au cours de ce kung fu expiatoire, humer la combative respiration de ses modèles culturels, son corps se laisse rarement aller à la fluidité de la gestuelle des arts martiaux, qui pourrait alléger sa présence sur scène et lui donner du poids. Même s'il en esquisse les postures en toute fin du spectacle. C'est son point faible. Le corps, après tout, est aussi important au théâtre que le texte.

 

Lise OTT

L’oeil et la feuille_ »Le Kung Fu » de Dieudonné Nangounia

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